Stendhal
СОДЕРЖАНИЕ: Анализ творчества Стендаля (на французском языке).Ses romans sont presque tous autobiographiques (mais en est-il qui ne le sont pas?). Cest, pour Stendhal, lidйal qui fournit la jauge а laquelle doit se mesurer le rйel; cet idйal cristallisй par Napolйon а qui Julien Sorel voue une vйritable passion.Quoi! nest-ce que зa? est une exclamation а la fois propre а Stendhalet qui tйmoigne a contrario de la prйgnance de lidйal chez lhumain.Balzac avait notй le ton sec et sarcastique de S., alors mкme quil le faisait rire en lui contant une histoire italienne
Le Rouge et le noir (1830)
Les batailles et les victoires, que remporte Julien en amour avec Mme de Rкnal, suffiront-elles а lui faire oublier les rкves et la gloire personnifiйs par Napolйon, dont il cache le portrait sous son lit?
On ne comprendra rien а lиre napolйonienne si lon passe sous silence lenthousiasme des jeunes gens qui voyaient se rйaliser sous leurs yeux et avec leurs bras le rкve rйvolutionnaire de 1789: les trфnes abattus, lancien rйgime et ses privilиges dйtruits, la nouvelle sociйtй basйe sur la raison et les droits йbauchйe. Cest ainsi quil faut comprendre que le patriote exagйrй que fut le jeune Beyle entra totalement dans lorbite de Napolйon, comme en tйmoigne, entre autres le dйbut de la Chartreuse de Parme; cest ce que dйcrit avec tant dйloquence Michelet qui a pu йcrire des armйes rйvolutionnaires que la poussiиre des chemins se soulevait а lavance sur leur passage; cest pourquoi le philosophe Hegel, assistant а lentrйe de Napolйon а Ulm, dit avoir vu passer lesprit du monde а cheval; cest ce qui poussa une certaine famille de nйgociants de Livourne а collaborer avec larmйe de la Grande Nation commandйe par Bonaparte en 1796-1797; cest ce quattestent les nobles derniиres paroles prкtйes par Venant-Deno n au gйnйral Dessaix, а Marengo: Allez dire au premier consul que je meurs avec le regret de navoir pas fait assez pour la postйritй.
La legende napoleonienne s’inscrit dans un contexte naissant du XIXeme siecle qu’est le romantisme. Nous retrouvons dans Le Rouge et le Noir de Stendhal cette generation perdue, marquee par Julien Sorel et a la recherche d’un ideal incorpore par Napoleon. Les ames romantiques y decouvrent l’exaltation, la grandeur, la puissance, le genie, … Evidemment, le Memorial de Sainte-Helene ne laisse qu’une l’image d’un heros romantique. Mais Las Cases n’est pas le seul a entretenir cette legende. Des artistes, des chansonniers, des ecrivains comme Jean Tulard ou les generaux Montholon et Gourmand publient des chansons ou livres qui glorifient les exploits de cet Empereur dechu (Memoires pour servir a l’histoire de France) ; d’autres le critiquent pour son despotisme et son imperialisme (Jacques Bainville, Charles Maurras ou Leon Daudet).
dune part lopposition du roman realiste au roman romantique , cette opposition se realisant par rejet et denigrement du roman romanesque, a leau de rose , etc.. (voir par ex. Emma Bovary et ses lectures de jeunesse, voir aussi le personnage de Julien Sorel qui monte a lassaut de Mathilde, les poches bourrees de revolvers comme si on lui tendait une embuscade....
dautre part, ce rejet du roman romanesque par les lecteurs pour la raison que le roman romanesque nest quun jeu qui na rien a voir avec la realite. [voir a ce sujet lopposition entre Julien Sorel dans Le Rouge et Le Noir et son pere au debut du livre, lorsque nous decouvrons Julien pour la premiere fois ]. Ce rejet, peut etre percu dans la dimension pejorative dexpressions habituelles utilisant le terme de roman : tout ca cest du roman ou la vie est un roman. On prefere ce qui est vrai a ce qui est invente : il faut donc que le roman, sil veut conserver son public fasse vrai. Il est singulier que Stendhal passe encore aujourdhui dans certains milieux pour lavocat de Tartuffe a cause du Rouge et Noir.
Julien Sorel ou la chronique dun hypocrite
Le Rouge et le Noir, un roman de Stendhal (1830) En prкt au Centre culturel franзais.
Cest un roman йcrit dans la premiиre partie du XIXиme siиcle, inspirй de deux faits divers. Premiиrement, laffaire Lafargue : un ouvrier tombe amoureux dune femme mariйe. Mais celle-ci veut rompre. Lafargue se venge en la tuant. Deuxiиmement, laffaire Berthet. Ce fils de marйchal-ferrant est admis au sйminaire de Grenoble (la ville natale de Stendhal). Mais, trиs malade, le jeune homme est obligй dinterrompre ses йtudes et devient prйcepteur dans une famille riche. Il est alors accusй davoir une liaison avec la maоtresse de maison. Renvoyй, Berthet reprend du service dans la maison voisine oщ il est soupзonnй de sйduire la mиre de ses йlиves. Persйcutйe par son ancienne maоtresse qui ne supporte pas davoir йtй si facilement remplacйe, le jeune Berthet se venge et lui tire dessus. Il est ensuite condamnй а mort.
Complexe dinfйrioritй
Les traits principaux de la pauvre vie de Julien Sorel, le hйros du roman, sont un mйlange de ces deux histoires. Pas trиs imaginatif, le pиre Stendhal qui sest contentй de dйpouiller les chiens йcrasйs. Mais grвce а son style souple et prйvenant -il nhйsite pas а sinquiйter de lennui du lecteur-, il est vite pardonnй.
Julien est fils de charpentier. Mais il est chйtif et adore la lecture, deux dйfauts impardonnables pour rйussir dans le mйtier de son pиre. Que peut-il faire alors ? Sil йtait nй plus tфt, il aurait pu servir dans larmйe de Napolйon, «lhomme providentiel» que Dieu a envoyй pour sauver le peuple, et shabiller de rouge. Mais il est trop tard. Dйterminй а faire carriиre а tout prix, il choisit la religion et lhabit noir. Il apprend par cur toute la Bible en latin et devient un phйnomиne, un miracle. Julien Sorel gravit alors les йchelons de la sociйtй et se retrouve prйcepteur chez M. de Rкnal. Peu de temps aprиs, il a une liaison avec la femme de son patron. Dйcouvert, il quitte son emploi et se met ensuite au service de M. de la Mole. Sorel dйcouvre le milieu de lancienne noblesse parisienne et lamour de Mathilde, la fille de son bienfaiteur. Cest le mariage mais Mme de Rкnal vient compromettre cette relation. Harcelй, Julien tente de la tuer dans une йglise de deux coups de pistolet, puis il est guillotinй. Fin sans gloire dun ambitieux...
Julien Sorel est le hйros stendhalien par excellence, torturй par ses contradictions. Il sйduit dйjа deux femmes de natures tout а fait distinctes. Lune voit dans le jeune prйcepteur son fils aоnй. Lautre est hautaine et orgueilleuse. Mathilde vit encore dans le passй et recherche en Julien son aпeul Boniface de la Mole, lamant de la reine Marguerite de Navarre, un maоtre tyrannique. De son cфtй, Julien ne pense quа lui. Aimer Mme de Rкnal ou Melle de la Mole nest quun prйtexte afin de faire ses preuves dans cette haute sociйtй et anйantir son complexe dinfйrioritй. Peur dкtre mal traitй, peur surtout de paraоtre ridicule. Julien scrute, examine, analyse les moindres faits et gestes de ses conquкtes : Mme de Rкnal retire sa main de la sienne. Ne serait-ce pas lа une marque de mйpris ? Paralysй par lobsession de son rang, Sorel ne parvient pas а йprouver de lamour. Dans lвme de ce jeune homme du peuple, les sentiments se brouillent.
Le Rouge et le Noir est une uvre attirante. Son titre dabord fascine par la nettetй des couleurs. Le rouge, symbole dun rкve militaire, peut-кtre le sang de Mme de Rкnal rйpandu sur le sol de lйglise. Le noir, choisi par le hйros pour faire carriиre en se servant de la religion, peut-кtre aussi le deuil que porte Mathilde а la mort de son mari.
Par ailleurs, dans cette sociйtй machiavйlique, lhypocrisie nest point un dйfaut. Au contraire, elle est justifiйe, un avantage mкme dans un monde livrй aux vices, oщ on ne trouve personne а admirer ou а respecter. Julien est lun de ces hypocrites qui se sert des gens comme de ponts pour franchir les paliers de la hiйrarchie sociale et rйaliser ses rкves. En fait, Stendhal nous propose une chronique du XIXиme siиcle, dune gйnйration de jeunes gens dont Sorel est le reprйsentant. Mais au-delа de lespace du roman, il est aussi le miroir dune jeunesse actuelle qui rкve, comme Julien sublime Napolйon, de vivre dautres temps plus hйroпques.
Nissrine A. Sheikh
Le Rouge et le Noir raconte l’histoire de Julien Sorel , jeune homme admirateur de Napolйon qui hйsite entre une carriиre ecclйsiastique ou militaire , qui a du succиs auprиs des femmes , et qui , parti d’une situation difficile arrive petit а petit а une respectable situation , malheureusement а la fin du livre il dйcиde.
Dans ce roman , а travers le hйros , Stendhal fait l’йloge de Napolйon Bonaparte . Julien Sorel , dйs son plus jeune вge ( ‘‘Dйs sa premiиre enfance , la vue de certains dragons du 6e , aux longs manteaux blancs et la tиte couverte de casques aux longs crins noirs , qui venaient d’Italie et que Julien vit attacher leurs chevaux а la fenкtre grillйe de son pиre , le rendit fou de l’йtat militaire . Plus tard , il йcoutait avec transport les rйcits des batailles du pont de Lodi , d’arcole , de Rivoli...’’) , admire l’Empereur et rendu а un вge de rйflexion il regrette son dйpart (‘‘Depuis la chute de Napolйon , toute apparence de galanterie est sйvиrement bannie des moeurs de la province’’, ‘‘Quand la prйsence continue du danger a йtй remplacйe par les plaintes de la civilisation moderne , leur race (des вmes hйroпques) a disparu du monde .’’ ‘‘Ah ! s’йcria-t-il (Julien)que Napolйon йtait bien l’homme envoyй de Dieu pour les jeunes Franзais ! Qui le remplacera ? Que feront sans lui les malheureux , mкme plus riches que moi , qui ont juste les quelques йcus qu’il faut pour se procurer une bonne йducation , et pas assez d’argent pour acheter un homme а vingt ans et se pousser dans une carriиre ! Quoi qu’on fasse , ajouta-t-il avec un profond soupir , ce souvenir nous empкchera d’кtre heureux !’’)
Et le rкve de Julien Sorel est de succйder а son hйros (‘‘Son bonheur n’eut plus de bornes lorsque , passant prиs du vieux rempart , le bruit de la petite piиce du canon fit sauter son cheval hors du rang . Par un grand hasard , il ne tomba pas ; de ce moment il se senti un hйros . Il йtait officier d’ordonnance de Napolйon et chargeait une batterie .’’)
Si vous avez ratй le roman
Stendhal ne sculptait pas ses romans dans le marbre. Il йcrivait vite, trиs vite, pour capter la vitesse de la vie, saisir son йpoque. La trame du roman est dailleurs tirйe dun fait divers qui agita llsиre en 1827. Son hйros Julien Sorel est un jeune homme pauvre et douй qui, dans la France ultra et bigote de la Restauration, ne peut sortir de sa condition que par la prкtrise et les femmes, car Julien est beau garзon. Il nest pas Rastignac, trop impйtueux pour cela. Ni Don Juan. Ce sont les femmes qui le choisissent.
Dabord, madame de Rкnal, la provinciale, йpouse du maire de Verriиres, la petite ville oщ Julien est nй, qui la engagй comme prйcepteur des enfants. Puis Mathilde de La Mole, la Parisienne, enfant gвtйe et fanstasque du marquis de La Mole, un pair du royaume dont Julien est devenu le secrйtaire. Alors quil est sur le point dйpouser la jeune fille, il prend connaissance de la lettre, toute de venin, que madame de Rкnal a envoyйe а son futur beau-pиre, le marquis. Il dйcide de la tuer. Julien, comme tous les hйros de Stendhal, ne mourra pas dans son lit.
Un grand йcrivain appartient а tout le monde et
Stendhal est de ce point de vue un йcrivain singulier, pour employer un qualificatif quil affectionne, au point quon le trouve parfois а plusieurs reprises dans la mкme page de lun de ses romans et des centaines de fois dans son oeuvre.
Singulier dabord parce quil a йtй peu lu de son vivant, mкme sil a suscitй ladmiration de Balzac et de Goethe, ce qui nйtait pas rien. Lui-mкme pensait quil serait lu plus tard, en 1880, en 1930... et il avait vu clair. Il est aujourdhui considйrй dans le monde comme un des plus grands йcrivains de tous les temps, si son temps la ignorй.
Mais il na jamais cessй de susciter des sentiments divers et sil йveille chez les uns une sympathie pour des raisons parfois contradictoires, dautres au seul bruit de son nom dйbordent dindignation et dinjures.
Ainsi Claudel, vous le savez, qui voyait encore en lui un pachyderme, un йpais philistin et se conentait de le classer dans le nombre des ratйs et des refoulйs de lamour.
En ce qui me concerne ce que je trouve singulier chez ce grand йcrivain, ce que jaime en lui, cest justement quil est un personnage contrastй, а limage de la vie elle-mкme. Certains de ses dйtracteurs - et amis quelquefois - ont beau jeu de dire quil a tenu sur tel personnage ou tel йvйment historique des propos contradictoires mais, jy reviendrai, il me semble au contraire quau-delа de ces contradictions, quil se situe, lucidement, dans le sens du devenir historique et quil porte un jugement perspicace sur la sociйtй de son temps. Sil ne se refuse pas а voir les contradictions, y compris les siennes propres, il reste ancrй sur lessentiel. Ce qui le conduit а jeter un regard sйvиre sur lйpoque de la Restauration et de la monarchie de Juillet, en restant fidиle а ses premiиres amours jacobines.
Il est singulier que Stendhal passe encore aujourdhui dans certains milieux pour lavocat de Tartuffe а cause du Rouge et Noir.
Dиs son enfance au contraire, le jeune Beyle se rйvolte devant toutes les manifestations dhypocrisie. Et а la fin de sa vie, il remarque dans Henri Brulard : La sociйtй prolongйe avec un hypocrite me donne un commencement de mal de mer.
Toute son oeuvre sera marquйe par ce sentiment.
Il y a dabord laspect littйraire du problиme, la question du style : on sait comment lhorreur de lemphase le conduit а prendre le Code civil pour modиle - du moins lassure-t-il - et comment il faillit, dit-il, se battre en duel а cause de la cime indйterminйe des forкts de Chateaubriand, qui trouvait des admirateurs dans son rйgiment.
Le style de M. de Chateaubriand et de M. Villemain me semble dire : 1. beaucoup de petites choses agrйables mais inutiles а dire... 2. beaucoup de petites faussetйs agrйables а entendre.
On sait aussi comment, pour protester contre lenseignement que lui dispense le jйsuite Raillane, il se rйfugie avec passion dans lйtude des mathйmatiques, oщ, pense-t-il, lhypocrisie nest pas possible. Ces chиres mathйmatique dont, faisant beaucoup plus tard le bilan de sa vie, il pouvait dire encore dans La Vie dHenri Brulard : Jaimais et jaime encore les mathйmatiques comme nadmettant pas lhypocrisie et le vague, mes deux bкtes daversion.
Paul Valйry a raison de remarquer : Suprкmement sensible а lhypocrisie, il flaire а cent lieues, dans lespace social, la simulation et la dissimulation. Sa foi dans le mensonge universel йtait ferme et presque constitutionnelle.
Mais ce nest lа encore quune approche de la question. Pendant longtemps, son journal en fait foi, Stendhal a йtй hantй par le Tartuffe de Moliиre. Dans Le Rouge et le Noir, il sattaque lui-mкme au coeur du problиme et nous fait comprendre admirablement quil ne sagit pas en loccurrence de psychologie individuelle, ni encore moins de mйtaphysique, mais en derniиre analyse de politique.
Car le vйritable accusй dans Le Rouge et le Noir, ce nest pas Julien, mais la sociйtй. Et non pas la sociйtй en gйnйral donnйe une fois pour toutes, mais celle que connaоt Stendhal et dont il dйmonte les rouages avec une prйcision dhorloger.
La rйvolte de Stendhal est historiquement datйe. Que nous montre en effet Le Rouge et le Noir ? Que, dans une sociйtй soumise а la tyrannie dune classe dominante (et lauteur dйcrit trиs concrиtement comment sexerce, sous la Restauration, cette domination des nobles et de la Congrйgation), celui que le sort a fait naоtre dans une classe dite infйrieure na le choix quentre lhypocrisie et la rйvolte. Et Le Rouge et le Noir, cфtй Julien, est rйvolte et non pas hypocrisie;
La morale, cest tout ce qui est utile а la caste privilйgiйe. Lhypocrisie nest pas dans ce cas le fait de lindividu. Elle est partout, elle est la condition mкme du bon fonctionnement du systиme social. Cest la sociйtй qui limpose а lindividu, et celui-ci na pas le choix, il est contraint daccepter la rиgle du jeu, de feindre dкtre dupe sil ne veut pas кtre rejetй et condamnй. Car mentir nest-il pas la seule ressource des esclaves ?
Lйgotisme dont Stendhal a fait sa philosophie personnelle nest au fond que laspiration de lindividu а se libйrer de cette gangue sociale, qui lempкche de sйpanouir.
A plusieurs reprises, dans son Journal, il feint de sexcuser davoir recours au mot et а la chose comme sil йtait inconvenant de parler de soi. Ne soyons pas dupe de cet accиs de modestie littйraire а laquelle il nous convie sans beaucoup y croire.
Ce qui est vrai cest que lйgotisme nest ni exemplaire ni valable en tout temps et en tout lieu. Sa valeur est singuliиre, circonstancielle et se mesure а la qualitй de celui qui le pratique. M. de Chateaubriand peut apparaоtre, cest Stendhal lui-mкme qui le dit, comme le roi des йgotistes, il opиre cependant sur un autre registre que lauteur du Rouge et Noir, qui remarque : Je suis comme une femme honnкte qui se ferait fille : jai besoin de vaincre а chaque instant cette pudeur dhonnкte homme qui a horreur de parler de soi.
Lйgotisme cest la rйsistance а une sociйtй injuste, avec les moyens du bord. Cest la revendication dкtre soi-mкme face а des contraintes extйrieures jugйes inacceptables. Doщ lexaltation permanente du naturel qui soppose а la vanitй, comme lкtre soppose au paraоtre. Le naturel cest la sincйritй, la passion, le mйpris des faux-semblants et des convenances, le refus daccepter la rиgle dun jeu social fondй sur le mensonge. Ce nest donc pas de lйgoпsme et ce nest pas seulement la volontй de se faire, suivant le mot de Valйry, linsulaire de lIle Moi car Stendhal et ses hйros professent une morale qui est, comme toute morale, une rиgle de la vie en sociйtй : celle de lutilitй.
Lйgotisme est une rйaction dautodйfense de lindividu а cette йpoque prйcisйment - celle de la Restauration et de la monarchie de Juillet - contre les sentiments bas, les ambitions subalternes, lamour de largent, lintolйrance et larbitraire du despotisme : Tout ce qui йtait tyrannie, йcrit Stendhal, me rйvoltait et je naimais pas le pouvoir.
Cette aspiration а la libertй dйpasse le niveau de la revendication individualiste. Elle est porteuse dun espoir plus vaste qui rйconcilierait lhomme rйvoltй avec la sociйtй. Mais cet espoir est exclu dans un systиme fondй sur le mensonge et lobscurantisme. Quil sagisse de lItalie fйodale, de la France de la Restauration, ou de la monarchie de Juillet, partout cest lhypocrisie qui fait loi. Quel est le leitmotiv de lenseignement dispensй par la Congrйgation sous Charles X : Ce sont les livres qui ont perdu la France. Quelle est la philosophie en honneur dans les classes dirigeantes а Parme ? Le marquis del Dongo professait une haine vigoureuse pour les Lumiиres : ce sont les idйes, disait-il, qui ont perdu lItalie. Quel est le conseil donnй а Fabrice par le bon abbй Blanиs (dйtestй par le marquis parce quil raisonne trop pour un homme de si bas йtage) : Si tu ne deviens pas hypocrite, lui disait-il, peut-кtre tu seras un homme. Quelle est la rиgle de conduite impйrative dans le noble salon de lhфtel de La Mole oщ Julien, qui fait ses premiers pas dhomme introduit dans le monde, saperзoit que la moindre idйe vive semblait une grossiйretй ? Stendhal nous rйsume cette rиgle non йcrite en paraphrasant Beaumarchais : Pourvu quon ne plaisantвt ni de Dieu, ni des prкtres, ni du roi, ni des gens en place, ni des artistes protйgйs par la cour, ni de tout ce qui est йtabli, pourvu quon ne dоt de bien ni de Bйranger, ni des journaux de lopposition, ni de Voltaire, ni de Rousseau, ni de tout ce qui se permet un peu de franc-parler, pourvu surtout quon ne parlвt jamais de politique, on pouvait librement raisonner de tout.
Pour Stendhal, le pouvoir engendre inйvitablement la courtisanerie et il йcrit joliment : Le chevalier bйgayait un peu parce quil avait lhonneur de voir souvent un chevalier qui avait ce dйfaut.
Mais cest peut-кtre le personnage de Lamiel - sorte de double fйminin de Julien Sorel - qui manifeste avec le plus dйclat son dйgoыt de limposture et son refus dкtre dupe des fausses apparences : Le premier sentiment de Lamiel а la vue dune vertu йtait de croire а une hypocrisie. Elle pousse mкme jusquа labsurde cette volontй dкtre sincиre pour sa part, quoi quil en coыte, et dкtre aimйe en retour pour elle-mкme et non seulement pour sa beautй.
Cest le singulier йpisode du vert de houx lorsquelle frotte une de ses joues avec ce produit pharmaceutique qui a la propriйtй denlaidir momentanйment les plus charmants visages. Elle veut vйrifier si le jeune duc qui est amoureux delle rйsistera а cette йpreuve. Estimant que lamour vйritable ne peut se contenter de lapparence, elle entreprend ce jeu singulier, un peu comme cette hйroпne de lAstrйe qui se dйchire le visage avec son diamant pour sassurer quelle est rйellement aimйe. Telle est lexigence absolue de la passion selon Stendhal. Telle aussi la mйfiance profonde de ses hйros а lйgard de ce qui leur paraоt mensonge, truquage, hypocrisie dans cet ignoble bal masquй quon appelle le monde (Lucien Leuwen, cap. 17).
Aprиs avoir dйcouvert que le monde - la sociйtй de la Restauration et de la monarchie de Juillet - est un ignoble bal masquй, aprиs avoir mis а nu le fonctionnement dun systиme fondй sur lhypocrisie et la tyrannie de largent, quelle attitude va adopter le hйros stendhalien а la recherche du bonheur ?
La rйponse а cette question est liйe а lappartenance sociale des hйros : constatation qui pourrait apparaоtre comme un truisme si la littйrature jusquа lui navait pas - pour des raisons historiquement comprйhensibles - а peu prиs totalement masquй cet aspect des choses. Cest mкme lа un des traits qui font de Stendhal un romancier dйlibйrйment moderne : Le Rouge et le Noir par exemple est sans doute dans notre histoire le premier roman oщ le problиme de classe soit posй avec une telle nettetй, oщ il constitue la trame mкme de laction.
Il existe un dйnominateur commun а la plupart des personnages de Stendhal, mкme les plus diffйrents au premier abord, sans doute parce que lauteur a mis dans chacun deux beaucoup de ses rкves et de sa propre expйrience. Cependant leur comportement est fonction du milieu dont ils sont issus et pour tout dire de leur classe.
Toute sa vie, Henri Beyle a йtй un touriste passionnй du monde sous tous ses aspects. Mais il na pas seulemnt parcouru les routes dEurope. Dans son oeuvre, il nous invite а une vйritable exploration des classes sociales.
Tout se passe comme sil sйtait dit : Quaurais-je pu кtre si jйtais nй paysan et pauvre sous la Restauration ? Et il a crйй Julien Sorel. Fils de banquier sous Louis-Philippe, il aurait pu кtre Lucien Leuwen. Et Fabrice del Dongo, sil йtait nй noble dans une petite principautй dItalie au dйbut du XIXe siиcle. Il a mкme poussй la curiositй jusquа se dire : Et si javais йtй une femme. Il a alors йcrit Lamiel, roman trиs en avance sur son йpoque et qui pose avec une audace а faire grincer les dents de beaucoup le problиme de lйmancipation de la femme.
Tous ses hйros, chacun а sa maniиre, se sentent йtrangers dans la sociйtй oщ ils vivent. Pour la mкme raison fondamentale. Mais ils rйagissent diffйremment compte tenu de leur origine sociale. A vingt ans, dans son Journal, Stendhal sadressait а lui-mкme cette mise en garde : Ne pas prкter а des gens dune classe des idйes que lon na que dans une autre classe. Les gens du peuple parlent-ils souvent du bonheur comme nous lentendons ? Julien Sorel est en butte а lhumiliation et а la pauvretй, mais non pas Fabrice ou Lucien Leuwen que le sort a comblйs. Ceux-lа sennuient, lautre non.
Cest en liaison avec la sociйtй de son temps que Stendhal pose le problиme de lEnnui, ou si lon veut du Mal du Siиcle. Lа encore sa position est rйsolument antimйtaphysique parce quil flaire la mystification derriиre la grandiloquence des attitudes. Tout dabord il na pas assez de sarcasmes а lйgard de ceux qui se sont conquis une cйlйbritй en se faisant les spйcialistes du dйsespoir. Ce qui fait marquer ma diffйrence avec les niais importants ... qui portent leur tкte comme un saint sacrement, cest que je nai jamais cru que la sociйtй me dыt la moindre chose. Helvйtius me sauva de cette йnorme sottise. La sociйtй paie les services quelle voit.
Aprиs avoir ramenй le problиme du ciel sur la terre, il diagnostiqua le Mal du Siиcle en ces termes : Les sentiments vagues et mйlancoqliques, partagйs par beaucoup de jeunes gens riches а lйpoque actuelle, sont tout simplement leffet de loisivietй.
Julien ne connaоt pas lennui parce quil a, comme dira plus tard Rimbaud, la rйalitй rugueuse а йtreindre. Lucien ou Fabrice, au contraire, doivent lutter contre le monstre et ne peuvent y йchapper que par lamour.
Le hйros de Stendhal ne se croit pas lobjet dune malйdiction divine. Il ne sestime mкme pas personnellement victime de lincomprйhension ou de la mйchancetй des autres : Je nai jamais eu lidйe que les hommes fussent injustes pour moi. Non, sa critique est plus fondamentale. Il rejette la rиgle du jeu de la sociйtй dans laquelle il vit. Julien, le plйbйien, parce que cette sociйtй lopprime, Fabrice ou Lucien - les privilйgiйs - parce quelle opprime les autres et quelle ne leur offre pas une raison de vivre. Lun est en lutte contre la sociйtй, les autres sont en marge de leur classe. Les uns et les autres, au fond, pour la mкme raison dordre moral : mкme ceux qui en tirent profit ne se satisfont pas de linjustice.
En peignant la rйalitй telle quelle est, Balzac nous donne, dans La Comйdie humaine, une critique fйroce de la sociйtй bourgeoise que la dйdicace de La Rabouilleuse dit basйe uniquement sur le pouvoir de largent.
Cependant, jamais Balzac ne met en cause la lйgitimitй de lordre social, au plus haut degrй duquel il veut parvenir. Stendhal, quelles que soient les tentations, rйpugne а entrer dans le jeu : il reste un opposant politique.
Mais le monde йcrit par les deux romanciers est le mкme. La Comйdie humaine est bien lignoble bal masquй quйvoque Stendhal. Cest lйpoque de lambition effrйnйe, fille de la rйvolution industrielle.
Lobjectif cest darriver, sans кtre dйlicat sur le choix des moyens. Le premier commandement cest daccepter, les yeux fermйs, la rиgle du jeu, et il est caractйristique que Stendhal et Balzac utilisent exactement la mкme image pour en montrer la nйcessitй.
Quand la duchesse Sanseverina veut expliquer а son neveu Fabrice lattitude quil doit observer pour gravir les йchelons dans le parti de lEglise, elle a ces mots : Crois ou ne crois pas а ce quon tenseignera, mais ne fais jamais aucune objection. Figure-toi quon tenseigne les jeux du whist. Est-ce que tu ferais des objections aux rиgles du whist ?
Exactement de la mкme maniиre chez Balzac, Vautrin incite son protйgй Rastignac, sil veut faire fortune, а respecter scrupuleusement les lois mises en place par le pouvoir йtabli. Quand vous vous asseyez а une table de bouillotte, en discutez-vous les conditions ? Les rиgles sont lа, vous les acceptez... Cet ennemi de la sociйtй nest pas insensible aux vertus du conformisme. Aussi finira-t-il chef de la Sыretй. Comme le personnage rйel dont sest inspirй Balzac, cest-а-dire Franзois Eugиne Vidocq, ancien bagnard, qui devint le chef de la police parisienne.
Comme le dit Vautrin, ce moraliste lucide qui sait de quoi il parle : lhonnкtetй ne sert а rien.
Cest ici que le hйros de Stendhal se sйpare du hйros de Balzac. Dans ce siиcle dambitieux forcenйs - presque tous les personnages de premier plan de La Comйdie humaine le sont - il occupe une place singuliиre. Ni Fabrice, ni Lucien Leuwen ne sont des ambitieux. Et si Julien Sorel lest un moment, il ne sagit pas en ce qui le concerne dune ambition ordinaire. Cest une jeune pauvre et qui nest ambitieux que parce que la dйlicatesse de son coeur lui fait un besoin de quelques-unes des jouissances que donne largent. Il sagit davantage chez lui dune rйvolte de lorgueil, dun rйflexe dautodйfense pour йchapper а lhumiliation puis dune rиgle de conduite que faisant violence а ses sentiments profonds il sest fixйe pour se prouver а lui-mкme ses mйrites malgrй le handicap de classe. Mais il narrive jamais а faire taire en lui la voix du coeur, et son cynisme nest que de surface. A chaque instant sa sensibilitй risque de mettre en pйril le fragile йchafaudage de ses intrigues. Et cest quand il a atteint le comble de la rйussite quil se perd par une comportement suicidaire quaucun ambitieux vйritable naurait adoptй.
Comme les hйros du Rouge et de la Chartreuse, les Rastignac et les Rubemprй jugent sans illusion cette jungle sociale oщ, selon Balzac, rиgne la toute-puissante piиce de cent sous, et oщ selon Stendhal la condamnation а mort est la seule chose qui ne sachиte pas. Mais aprиs avoir versй quelques larmes, Rastignac choisit а sa maniиre de se diriger vers les hauteurs. Il se jure de parvenir, parvenir а tout prix!, car il ne veut pas finir dans les rangs des vaincus.
Voilа pourquoi au contact de la vie parisienne il enterre avec Le Pиre Goriot les enthousiasmes gйnйreux et les derniers scrupules de sa jeunesse. Le dйfi fameux quil lance alors а Paris marque le terme de la rйvolte morale et en un sens le commencement de la rйsignation. Lhonnкtetй ne paie pas en effet. Dйsormais la rиgle du jeu est acceptйe, et avec elle la lйgitimitй de lordre bourgeois. Il sagit de pйnйtrer dans le monde des privilиges et de se tailler un fief а sa mesure. Peu importent les moyens, que lon doive son succиs, comme Rastignac, aux faveurs de la femme dun banquier ou, comme Rubemprй, а lamitiй йquivoque dune canaille йvadйe du bagne. Lessentiel est de participer au mouvement ascensionnel de largent et darriver, mкme si on doit pour cela йcraser les plus faibles et flatter les puissants, trahir les amitiйs, laisser condamner les innocents, йtouffer en soi tout sentiment humain. Cest le prix de la rйussite.
Tout autre est lattitude de Julien Sorel.
Si Julien dйcide de se vouer au machiavйlisme politique pour conquйrir les conditions matйrielles nйcessaires selon lui au dйveloppement de lhomme libre, il refuse en fait de jouer le jeu, et sa sensibilitй lemporte а tout moment sur sa volontй dhypocrisie.
Au demeurant Stendhal ne veut pas quon sy trompe. Au dйnouement du Rouge, lauteur, comme le choeur dans les tragйdies antiques, intervient pour tirer la morale de lhistoire et prendre la dйfense de son hйros : Il йtait encore bien jeune, mais, suivant moi, ce fut une belle plante. Au lieu de marcher du tendre au rusй comme la plupart des hommes, lвge leur eыt donnй la bontй facile а sattendrir, il se fыt guйri dune mйfiance folle ... Mais а quoi bon ces vaines prйdictions.
Au lieu de marcher du tendre au rusй, comme Rastignac, comme tous les ambitieux forcenйs de ce temps... Mais Julien Sorel nest pas de cette lignйe. Ce dont il a besoin avant tout cest de sa propre considйration, fidиle en cela а une devise chиre а Stendhal : Se f... complиtement de tout, exceptй de sa propre estime. Lhomme quil admire le plus, cest Altamira, le conspirateur йpris de justice sociale et pour lequel il nest quune morale, celle de lutilitй. Telle est йgalement dans les conditions particuliиres de leur classe, alors que toutes les fйes se sont penchйes sur leur berceau, lattitude de Lucien et de Fabrice, comblйs par le sort, mais qui se rйvиlent des inadaptйs en ce sens quils refusent dentrer dans le jeu, de jouir sans remords de leurs privilиges et quils jugent lordre social avec le mкme mйpris lucide que le hйros du Rouge et Noir.
Au dйnouement, devant les jurйs qui vont le condamner а mort, il se prйsente une fois de plus comme le plйbйien rйvoltй et prononce contre cette justice de classe, dont la fonction est moins de frapper le crime que la rйvolte devant lordre bourgeois, un rйquisitoire passionnй :
Messieurs, je nai point lhonneur dappartenir а votre classe, vous voyez en moi un paysan qui sest rйvoltй contre la bassesse de sa fortune. Je ne vous demande aucune grвce ... Je ne me fais aucune illusion, la mort mattend : elle sera juste. Jai pu attenter aux jours de la femme la plus digne de tous les respects, de tous les hommages. Voilа mon crime, messieurs, et il sera puni avec dautant plus de sйvйritй que, dans le fait, je ne suis point jugй par mes pairs. Je ne vois point sur les bancs des jurйs quelque paysan enrichi mais uniquement des bourgeois indignйs...
Ce texte, souvent citй, que Stendhal йcrivit dans les derniиres annйes de sa vie, semble bien exprimer sa pensйe profonde quil livre sans complaisance. Rien ne lui fait plus horreur que lhypocrisie, et il ne veut pas se montrer meilleur quil nest. Doщ cette brutalitй dans la franchise qui, au lieu de chercher а arrondir les angles, le conduit а accentuer le trait par un goыt du scandale qui se confond avec celui de la vйritй.
Sagissant du peuple, il nous livre le fruit de ses rйflexions avec un rien de provocation qui cache sans doute une rйvolte profonde devant linjustice de lhumaine condition. Oui, il dйsire passionnйment le bonheur du peuple, mais ce serait un supplice de tous les instants que de vivre avec lui. Amer constat dimpuissance mais pourquoi jeter les belles вmes et farder la vйritй ? Oui, il prйfиre la compagnie de ceux qui aiment la musique de Mozart et les tragйdies de Shakesperare. Comme le dit un de ses hйros : Vivre sans conversation piquante est-ce une vie heureuse ?
Non quil accepte linjustice sociale et se range du cфtй des classes privilйgiйes. Quil sagisse dArmance, du Rouge et Noir, de Lucien Leuwen, ses romans sont une condamnation sans appel de la sociйtй nйe de la rйvolution bourgeoise, aucune des classes dirigeantes qui se disputent le pouvoir et largent ne trouve grвce а ses yeux : Jamais les hommes de salon ne se lиvent le matin avec cette pensйe poignante : comment dinerai-je ?
Mais dabord, il faut se souvenir de ce quest le peuple au dйbut du XIXe siиcle, la misиre а laquelle il est rйduit, lйducation dont il est privй, ses intolйrables conditions de vie, sa vulnйrabilitй а la maladie, lalcoolisme, linsalubritй de lhabitat ouvrier. Telle est la terrible rйalitй du moment. Le peuple est alors proche de la vision quen donne Hugo dans Les Misйrables ou Eugиne Sue dans Les Mystиres de Paris.
Voici par exemple comment un historien йvoque la vie des ouvriers sous Napolйon : La durйe du travail quotidien dйpasse dix heures; elle va de cinq heures du matin а sept heures du soir en йtй et de six heures du matin а six heures du soir en hiver, avec deux heures de repas...Louvrier est dйsarmй devant le patron : interdiction des compagnonnages et des coalitions, obligation du livret ... Cest а lвge de douze ans ou quatorze ans que lon entre а latelier, mais dиs sept ans certains enfants sont employйs dans les fabriques а dйvider la laine et le coton. Autant dire que linstruction est quasi inexistante, la frйquentation dune йcole impossible ... La combativitй nest pas trиs dйveloppйe, la conscience de classe inexistante ... Des caves de Lille aux taudis de la Citй, linsalubritй de lhabitat ouvrier est gйnйrale. Le docteur Menuret le constate en 1804.
Stendhal a conscience а la fois de linjustice faite au peuple et de sa propre impuissance а changer cette situation. Doщ son repli sur les happy few. Ce qui nempкche pas dans son oeuvre, lйcrivain de prendre parti, et dans Le Rouge et le Noir de tйmoigner pour cette classe de jeunes gens qui, nйs dans une classe infйrieure et en quelque sorte opprimйe par la pauvretй, ont le bonheur de se procurer une bonne йducation et laudace de se mкler а ce que lorgueil des gens riches appelle la sociйtй.
Mais les happy few, je lai dйjа notй, ne se recrutent pas seulement dans les couches sociales privilйgiйes ou mкme parmi ceux, comme Julien, qui ont eu le bonheur de se procurer une bonne йducation. La vйritable noblesse pour Stendhal cest celle du coeur. Quel est, dans sa jeunesse, lhomme pour lequel il йprouve le plus destime ? Cest le valet de chambre de son grand-pиre.
Le Grenoblois qui lui paraоt le plus noble ? Un ancien laquais. Avec qui se lie damitiй le jeune Fabrice au chвteau de Grianta ? Avec les hommes dйcurie. Qui est Ferrante Palla, conspirateur et voleur de grand chemin ? Lhomme sublime de La Chartreuse.
Et lorsque Stendhal dйclare abhorrer ce que lon appelle de son temps la canaille, ce jugement est singuliиrement tempйrй par ladmiration quil йprouve pendant les trois Glorieuses pour le courage et la grandeur du peuple, hйroпque et plein de la plus noble gйnйrositй aprиs la bataille.
Quelles que soient les diffйrences de gйnie, de tempйrament, de vocation entre le dilettante de la chasse au bonheur et un philosophe comme Karl Marx, on ne peut quкtre frappй - et je lai йtй depuis longtemps - par la similitude de lanalyse de la monarchie de Juillet et que lon retrouve dans le Lucien Leuwen dHenri Beyle, et Les Luttes de classes en France de Karl Marx.
Lhorreur du vague chez Stendhal nous vaut une analyse singuliиrement prйcise de la monarchie de Juillet. Lucien Leuwen est une des plus violentes critiques, faite par un romancier, de la sociйtй dominйe par largent.
Il sagit dune sociйtй dйterminйe, dominйe par laristocratie financiиre а une йpoque elle-mкme dйterminйe, celle de Louis-Philippe et de lhйgйmonie de cette fraction de la bourgeoisie franзaise dont parle Marx.
Laffitte cest le banquier Leuwen, pиre du hйros.
Il est admirable que Stendhal, dans un roman, ait йtй amenй а dйcrire avec autant dexactitude la nature et les moyens du pouvoir : а la tкte de lEtat, la Banque, cette nouvelle noblesse gagnйe en йcrasant ou en escamotant la rйvolution de Juillet. La Banque qui a mis sur le trфne celui que le romancier appelle non pas Robert Macaire, comme Karl Marx, mais ce qui revient au mкme dans son langage codй le plus fripon des kings.
Les ministres qui acceptent de protйger le fils dun banquier parce quils spйculent а la Bourse, et quun ministиre ne peut dйfaire la Bourse mais [que] la Bourse peut dйfaire un ministиre. Les prйfets qui fabriquent les йlections sans gloire - facilitйes par le rйgime censitaire - malgrй une distribution judicieuse des pots-de-vin, des dйbits de tabac et des annйes de prison. La police -ou plutфt les polices - dont le souci est de veiller а ce que trop dintimitй ne sйtablisse entre les soldats et les citoyens et qui de temps en temps fait assassiner un soldat par des provocateurs vкtus en ouvriers (lincident Kortis qui met en scиne un agent du pouvoir blessй par une sentinelle quil voulait dйsarmer est historique). La religion que le gouvernement des banquiers libres-penseurs autant que celui de la Restauration bien-pensante rйvиre, parce quelle est le plus ferme appui du gouvernement despotique. Larmйe dont la fonction nest pas de dйfendre la patrie mais de sabrer les tisserands et pour qui lexpйdition de la rue Transnonain est la bataille de Marengo.
Il ne sagit mкme plus dun coup de pistolet au milieu dun concert mais dun concert de coups de pistolet, dun feu roulant de mousqueterie sur la monarchie de Juillet, ses bailleurs de fonds, ses courtisans et ses policiers.
Alors que va devenir le hйros stendhalien dans ce bourbier ? Comment va-t-il sy prendre pour aller а la chasse au bonheur ?
Prenons lexemple de Lucien Leuwen.
Comme la notй Jean Prйvost, il est nй dun rкve de compensation. Contrairement а Henri Beyle, il a un pиre riche qui laime, le comprend et le soutient. Sa mиre est vivante, et lentoure de sa tendresse. Il est beau, йlйgant, enviй. Les grands de ce monde lui manifestent la considйration due а la richesse de son pиre. Enfin et surtout, il est aimй de Mathilde, ou plutфt de Bathilde, puisque cest le prйnom de Mme de Chasteller, incarnation littйraire du grand amour de Stendhal.
Dиs le dйpart, donc, toutes les conditions paraissent rйunies pour que Lucien ait une vie brillante et heureuse. Mais un lourd handicap pиse sur lui. Atteint de la maladie du trop raisonner, la sociйtй telle quil la voit narrive pas а lenthousiasmer.
Doщ les йtranges errements de ce fils de grand bourgeois. Dиs la premiиre phrase de son roman, Stendhal nous en donne la clй :
Lucien Leuwen avait йtй chassй de lEcole Polytechnique pour sкtre allй promenй mal а propos, un jour quil йtait consignй, ainsi que tous ses camarades : cйtait а lйpoque dune des cйlиbres journйes de juin avril ou fйvrier 1832 ou 1834.
Quelques jeunes gens assez fous, mais douйs dun grand courage, prйtendaient dйtrфner le roi, et lEcole Polytechnique (qui est en possession de dйplaire au maоtre des Tuileries) йtait sйvиrement consignйe dans ses quartiers. Le lendemain de la promenade, Lucien fut renvoyй comme rйpublicain.
La petite promenade si discrиtement йvoquйe qua accomplie Lucien, cest celle qui la conduit le 5 juin 1832 aux funйrailles du gйnйral Lamarque. Ancien soldat de la Rйvolution et de lEmpire, volontaire en 1792, le gйnйral Lamarque sest rendu populaire par son opposition aux Bourbons et а Louis-Philippe. Ses obsиques sont loccasion dune vйritable insurrection contre la monarchie de Juillet; elle se termine aprиs quarante-huit heures de violents combats par le massacre des derniers insurgйs au cloоtre Saint-Merri. Nous nen sommes pas loin. On dйnombre quelque huit cents morts et blessйs.
Si les carlistes y participent, le courant rйpublicain est largement dominant. Lunion se rйalise dans le combat entre les jeunes bourgeois adhйrents aux sociйtйs rйpublicaines et les membres des corporations ouvriиres...
Cest sur ces barricades que vont mourir Gavroche de Victor Hugo et Michel Chrйtien, le hйros rйpublicain du cloоtre de Saint-Merri, qui a touchй le coeur du monarchiste Balzac.
Lucien Leuwen, lui, nen mourra pas, mais il est renvoyй de lEcole, et sans le salon et largent de son pиre, jamais [dit-il lui-mкme], je ne me relиverai de la profonde disgrвce oщ nous a jetйs notre rйpublicanisme de lEcole Polytechnique.
A lun de ses amis moins scrupuleux qui linvite а entrer sans plus attendre dans la carriиre, il rйpond : Tu as cent fois raison ... mais je suis bien а plaindre : jai horreur de cette porte par laquelle il faut passer; il y a sous cette porte trop de fumier.
Comme Stendhal, son hйros est un jacobin qui pense que la Rйvolution franзaise a йtй un jalon dйcisif sur la voie des temps modernes et de la conquкte du bonheur pour les peuples. Il considиre avec un mйpris amusй les nostalgiques de lAncien Rйgime qui gйmissent sur la dйcadence franзaise : Rien nйtait plus plaisant aux yeux de Lucien, qui croyait que cйtait prйcisйment а compter de 1786 que la France avait commencй а sortir un peu de la barbarie oщ elle est encore а demi plongйe.
Mais la Rйvolution a dйbouchй sur lEmpire et sa servilitй, et les anciens gйnйraux de Napolйon, si braves hier au combat pour la patrie, se sont mus en courtisans ou en policiers : Heureux les hйros morts avant 1804 ! Napolйon, au moment de la signature du Concordat, exile un de ses gйnйraux aprиs ce bref dialogue avec lui : La belle cйrйmonie, Delmas ! cest vraiment superbe, dit lempereur revenant de Notre-Dame. - Oui, gйnйral, il ny manque que les deux millions dhommes qui se sont fait tuer pour renverser ce que vous relevez. Et ce qui a succйdй а lEmpire est plus mйprisable encore. La Restauration avec le retour des йmigrйs dans les fourgons de la Sainte-Alliance, la Terreur blanche, le triomphe de lobscurantisme. Enfin, la monarchie de Juillet, avec Robert Macaire sur le trфne et la Banque qui dispose ses rets, remplit ses coffres et assume le vrai pouvoir.
Nй trop tфt ou trop tard, Lucien Leuwen ne sait oщ porter ses pas : En vйritй ... Je ne sais ce que je dйsire. Ce qui est sыr, cest quil refuse le nouveau pouvoir oщ il ne voit que mйdiocritй, bassesse, compromission et presque le crime de lhumanitй envers le petite peuple. Certes, il est tentй par le rкve rйpublicain qui la dйjа conduit, jeune йtudiant, aux obsиques du gйnйral Lamarque. Dans son rйgiment qui foisonne de dйnonciateurs et despions, son admiration va aux conjurйs romantiques qui ont devinй en lui la complicitй dune вme noble et lui envoient un message de sympathie pour lui faire part de leurs opinions rйpublicaines.
Lucien Leuwen ne peut pas savoir que le rкve de ses chers rйpublicains un peu fous sachиvera quelques dizaines dannйes plus tard sous les balles des Versaillais au pied du mur dun cimetiиre parisien. Un mur qui porte aujourdhui leur nom.
Mais, au-delа de son dйgoыt pour le systиme en vigueur, il sinterroge sur celui qui pourrait suivre. En France il nentrevoit rien de possible dans limmйdiat.
Il songe un moment а partir en Amйrique quil imagine rйpublicaine, mais estime quil sennuierait lа-bas.
Je prйfиrerais cent fois les moeurs йlйgantes dun cour corrompue ... Jai besoin des plaisirs donnйs par une ancienne civilisation.
Conscient de senfermer dans une impasse, il se juge sans indulgence : Mais alors, animal, supporte les gouvernements corrompus, produits de cette ancienne civilisation; il ny a quun sot ou un enfant qui consente а conserver des dйsirs contradictoires.
Ce sont pourtant ces dйsirs contradictoires qui portent la marque du hйros stendhalien. Il ne peut pas rйsoudre seul cette contradiction, et cest а lHistoire quil reviendra de trancher un jour le noeud gordien. Lucien rejette avec violence la sociйtй de son temps, mais il na ni les moyens, ni le goыt, ni vraiment lenvie de la remplacer par une autre dont les contours ne lui paraissent pas avec nettetй ou lui semblent au contraire trop abrupts.
Alors, que peut faire le hйros, sinon tenter de prйserver son intйgritй, puisque le terrain est minй par lhomme de qualitй. Se rйfugier une fois de plus dans lйgotisme : Au fond, je me moque de tout exceptй de ma propre estime, se dit Lucien. Ce qui signifie tout bien pesй quil ne se moque de rien. Mais cette dйmarche le conduit dabord а refuser dentrer dans le jeu, il naccepte dкtre ni conquйrant ni Rastignac, ni rйcupйrй comme Frйdйric Moreau, le hйros flaubertien de lEducation sentimentale. Il demeure fidиle а son attitude de protestataire : Moi plйlйien et libйral je ne puis кtre quelque chose au milieu de toutes ces vanitйs que par la rйsistance.
Lucien Leuwen, cest lhistoire dun homme qui rкve dune rйpublique utopique et qui, ne voyant rien venir, sefforce de vivre sans perdre son propre respect dans une sociйtй dont il rejette la rиgle, bien quapparemment elle le favorise. Cest lhistoire dune solitude а laquelle il ne peut йchapper lui aussi que par lamour.
Pourquoi а la lecture de Stendhal suis-je frappй par lacuitй de certaines rйflexions qui, au-delа de la diversitй des situations, des pays et des hommes, malgrй les annйes йcoulйes, me paraissent jeter encore une lueur fulgurante sur le comportement des individus ou des peuples face а la politique, au pouvoir et а ses pйrils ? Mкme et surtout quand il sagit de ceux quil estime ou quil aime.
A propos de Napolйon, par exemple, dont il йcrit pourtant vers la fin de sa vie, sans doute pour mieux exprimer son mйpris а lйgard de la Restauration et de la monarchie de Juillet, que ce fut le seul homme quil respecta. Mais son admiration ne laveugle pas, quon en juge : Treize ans et demi de succиs firent dAlexandre le Grand une espиce de fou. Un bonheur exactement de la mкme durйe produisit la mкme folie chez Napolйon.
Sur la campagne dItalie, alors que larmйe franзaise, qui est encore celle de la Rйvolution, est accueillie dabord avec enthousiasme parce quelle chasse loccupant autrichien : On renversa leurs statues et tout а coup lon se trouva inondй de lumiиre. Plus tard, lenthousiasme diminua ... Le bon peuple milanais ne savait pas que la prйsence dune armйe, fыt-elle libйratrice est toujours une grande calamitй.
Sur le pouvoir absolu qui engendre inйvitablement un rйgime policier : Lempereur avait cinq polices diffйrentes qui se contrфlaient lune lautre. Un mot qui sйcartait de ladoration je ne dirai pas pour le despote, mais pour le despotisme, perdait а jamais.
Et enfin, ce trait а propos de Napolйon, quil admire pour ses mйrites mais sans illusions sur ses tares : En 1807 javais dйsirй passionnйment quil ne conquit pas lAngleterre. Oщ se rйfugier alors ?
Etrangement, quand je relis Stendhal, je suis saisi par la modernitй de son propos. On renversa leurs statues et lon fut inondй de lumiиre ... Treize ans et demi de succиs firent dAlexandre le Grand une espиce de fou ... Une armйe mкme libйratrice est toujours une grande calamitй. Oщ se rйfugier alors ? ... Chaque fois, une image mapparaоt, jai envie de combler les pointillйs en avanзant des noms de personnes ou de lieux qui ont dйfrayй la chronique de notre temps.
Il nest pas dautre moyen dйchapper а lennui et au dйgoыt de lhypocrisie sociale que lamour. Lamour a fait le bonheur et le malheur de ma vie, йcrit-il dans sa notice autobiographique.
Stendhal rencontre pour la premiиre fois en mars 1818 Mathilde dont il restera amoureux toute sa vie mais qui ne rйpondra pas а son amour.
A-t-elle йtй sur le point de rйpondre а sa flamme, comme il sefforce de sen convaincre bien des annйes aprиs ? A examiner dun oeil froid le comportement de la belle, il est permis de penser que non et son refus nest pas dы, comme il le pense, aux calomnies dune amie indigne mais а la simple, banale et dйcisive raison quelle ne laimait pas.
Ah ! Sil avait eu la taille la plus fine et un visage plus sйduisant ! Si Mathilde lavait aimй ! Toute sa vie sans doute en eыt йtй changйe. Mais peut-кtre naurions-nous pas eu Le Rouge et le Noir, La Chartreuse et Lucien Leuwen.
Car Stendhal incarne dans ses romans ses rкves damour fou. En crйant ses hйros il prend sa revanche sur les йchecs de sa propre vie : Il se venge ... de nкtre pas ce quils sont. Tout йcrivain se rйcompense comme il peut de quelque injure du sort.
Quune vie est heureuse, йcrit Pascal, quand elle commence par lamour et quelle finit par lambition. Pour Stendhal lamour est le commencement et la fin. De son enfance а ses derniиres annйes il na cessй dкtre amoureux ou en quкte de lamour. Dans tous ses romans il fait revivre les femmes quil a aimйes. Il йcrit Armance pour йchapper au dйsespoir que lui cause la rupture avec la comtesse Curial. De lamour pour oublier Mathilde, les Promenades dans Rome dans le souvenir dAlberte de Rubemprй
Sil a une tendresse particuliиre pour Milan, tenue par lui comme le plus beau lieu de la terre au point quil inscrit sur son йpitaphe : Henri Beyle, Milanese, cest tout simplement parce que cest la ville de sa jeunesse et de ses amours, parce quil y a йtй heureux avec Angela et malheureux а cause de Mathilde. Malheureux mais amoureux, et limportant ce nest pas dкtre aimй mais daimer.
Mais lйnergie а la maniиre stendhalienne, ce nest pas celle du prйfet de police, cest dabord et surtout la passion amoureuse, un risque absolu, une folie merveilleuse devant qui tout sabolit, un don total de soi, un йlan de lвme vers le bonheur, rigoureusement indйpendant de la fortune, de lambition et des normes ordinaires de la rйussite.
Voyons ce que son amour pour Julien Sorel a fait par exemple de Mme de Renal, femme douce, pieuse, apparemment effacйe et soumise, dun mйdiocre notable de province. Alors que lhomme quelle aime a tentй de la tuer, elle va le voir dans sa prison au mйpris des convenances sociales, prкte а tout sacrifier par la menace de la mort prochaine. Dиs que je te voie, dit-elle а Julien, tous les devoirs disparaissent, je ne suis plus quamour pour toi ... En vйritй je ne sais pas ce que tu minspires ... Tu me dirais de donner un coup de couteau au geфlier, que le crime serait commis avant que jy eusse songй.
Et Julien, de son cфtй, saperзoit dans sa prison que lambition est morte dans son coeur, quil est йperdument amoureux de Mme de Renal (Sache que je tai toujours aimйe, que je nai aimй que toi) et quа aucun moment de sa vie [il] navait trouvй un moment pareil. Cest lа un trait caractйristique de loeuvre stendhalienne : la dйcouverte du bonheur dans le paroxysme de la passion.
Il ne sagit pas dun йtat dans lequel on sinstalle, mais dun moment oщ la briиvetй est compensйe par la qualitй et lextraordinaire intensitй de la joie que lon йprouve. Peu importe aprиs cela de connaоtre la souffrance ou mкme la mort. Rien ne peut abolir ces instants de bonheur parfait que lon ne saurait payer trop chиrement : Cest peu de chose а mes yeux, dit Mme de Rйnal, que de payer de la vie les jours heureux que je viens de passer dans tes bras.
Mкme quand cette femme sincиrement croyante est persuadйe que la maladie de son fils, quelle adore, est une vengeance du ciel pour ses pйchйs, elle ne peut que persister dans son amour : Je suis damnйe irrйmйdiablement damnйe ... Mais au fond je ne me repens point. Je commettrais de nouveau ma faute si elle йtait а commettre.
Ce thиme de linstant exquis revient constamment dans loeuvre de Stendhal. Par exemple dans Lucien Leuwen : Jamais il navait rencontrй de sensation qui approchвt le moins du monde de celle qui lagitait. Cest pour ces rares moments quil vaut la peine de vivre.
Lui-mкme raconte dans La Vie dHenri Brulard comment il connut un jour а dix-sept ans une approche voisine du bonheur parfait а la seule vue dun paysage : Je voyais ce beau lac sйtendre sous mes yeux, le son de la cloche йtait une ravissante musique qui accompagnait mes idйes et leur donnait une physionomie sublime ... Pour un tel moment il vaut la peine davoir vйcu.
Le bonheur donc, cest une occasion privilйgiйe, que les вmes йnergiques savent saisir : Il se sentait entraоnй, il ne raisonnait plus, il йtait au comble du bonheur. Ce fut un de ces instants rapides que le hasard accorde quelquefois comme compensation de tant de maux aux вmes faites pour sentir avec йnergie. La vie se presse dans les coeurs, lamour fait oublier tout ce qui nest pas divin comme lui, et lon vit plus en quelques instants que pendant de longues pйriodes.
La passion chez Stendhal na pas seulement une valeur intrinsиque. Les вmes de qualitй attendent davantage quune existence plate ou une ambition ordinaire. Lorsquelles dйcouvrent lamour cest lillumination soudaine, lйcroulement des dйcors de ce thйвtre dombres, lapparition de la vraie vie.
Cest un trait commun aux personnages stendhaliens issus de la haute sociйtй quils ne se satisfont pas de leur condition. Lorgueilleuse Mathilde de La Mole est apparemment comblйe par le sort : Que pouvait-elle dйsirer ? La fortune, la haute naissance, lesprit, la beautй а ce quon disait, et а ce quelle croyait, tout avait йtй accumulй sur elle par les mains du hasard. Pourtant les brillants cavaliers parfaits, trop parfaits qui lui font la cour lennuient : Elle abhorrait le manque de caractиre, cйtait sa seule objection contre les beaux jeunes gens qui lentouraient. Plus ils plaisantaient avec grвce tout ce qui sйcarte de la mode, ou la suit mal croyant la suivre, plus ils se perdaient а ses yeux. Ce qui lattire - et lirrite - chez Julien cest quil ne ressemble pas aux autres, et quil a prйcisйment du caractиre : Celui-lа nest pas nй а genoux, pensa-t-elle.
Cest toujours en effet а la sociйtй et а ses tabous que vient se heurter la passion stendhalienne mкme quand elle est partagйe.
Cest dans la solitude de sa prison alors quil a йtй condamnй а mort et dans lattente de son exйcution que Julien Sorel rencontre le bonheur et lamour : A aucune йpoque de sa vie Julien navait trouvй un moment pareil ... Jamais il navait йtй aussi fou damour. Il vit dans linstant, sans presque songer а lavenir, le temps pour lui est arrкtй. Par un йtrange effet de cette passion, quand elle est extrкme et sans feinte aucune, Mme de Renal partageait presque son insouciance et sa douce gaietй. Nous retrouvons lа cette aptitude а jouir du moment de bonheur, malgrй le tragique de la situation et pour une part а cause de lui, qui est un trait du hйros stendhalien. Dans les Cenci, quand Bйatrix finit par avouer, sous la torture, sa culpabilitй dans le meurtre de son pиre, tous les prisonniers membres de la conjuration bйnйficient avant lexйcution dun rйgime de faveur ! Aussitфt on фta les chaоnes а tous et parce quil y avait cinq mois quelle navait vu ses frиres, elle voulut dоner avec eux et ils passиrent tous quatre une journйe fort gaie.
Mais cest dans La Chartreuse de Parme que ce thиme du bonheur dans la solitude apparaоt dans tout son йclat, avec les йtranges amours de Clйlia et de Fabrice.
Cest dans sa prison que Fabrice йtrangement va lui aussi trouver le bonheur. Dиs son arrivйe dans la citadelle il est йmu et ravi par le spectacle quil voit de sa fenкtre grillagйe : Par une bizarrerie а laquelle il ne rйflйchissait point, une secrиte joie rйgnait au fond de son вme ... Au lieu dapercevoir а chaque pas des dйsagrйments et des motifs daigreur, notre hйros se laissait charmer par les douceurs de sa prison. La raison de cette joie secrиte est facile а dйceler, cest quil a conscience de la prйsence de Clйlia, tout prиs de lui dans la citadelle, Clйlia quil espиre apercevoir. Lui qui avant de la rencontrer est amoureux de lamour mais qui se contente de collectionner les maоtresses sans sattacher vraiment а aucune (Pour lui une femme jeune et jolie йtait toujours lйgale dune autre femme jeune et jolie, seulement la derniиre connue lui semblait la plus piquante), lui pour qui une des dames les plus admirйes de Naples a fait des folies ce qui dabord lavait amusй et avait fini par lexcйder dennui, le voici qui soudain dйcouvre une puissante raison de vivre. Et cest dans une prison. Le symbole est йvident : cest la sociйtй qui est laccusйe. Au faоte de la tour Farnиse, Fabrice rкve, il admire la beautй de limmense horizon, de Trйvise au mont Viso, les pics alpins couverts de neige, les йtoiles, et sarrкte а cette conclusion : On est ici а mille lieues au-dessus des petitesses et des mйchancetйs qui nous occupent lа-bas.
Il est tellement йmu dapercevoir Clйlia а travers la meurtriиre quil a percйe dans un abat-jour de bois destinй а lui cacher le palais du gouverneur quil en oublie sa condition de prisonnier. Quand le trouble de la jeune fille lui montre quil est aimй, son coeur est inondй de joie : Avec quels transports il eыt refusй la libertй si on la lui eыt offerte en cet instant. Il la refuse dailleurs quand sa tante la duchesse Sanseverina propose de le faire йvader, car il ne veut pas quitter cette sorte de vie singuliиre et dйlicieuse quil trouve auprиs de Clйlia : Nest-il pas plaisant de voir que le bonheur mattendait en prison ? ... Est-ce que jamais lon se sauva dun lieu oщ lon est au comble du bonheur ? Il faut que Clйlia elle-mкme, qui craint son assassinat, le contraigne sous serment а accepter le projet de la duchesse et du comte Mosca. Il sйvade alors de la forteresse, arrive sans encombre sur les terres de la duchesse, retrouve les paysage, le lac sublime, qui lenchantaient dans son adolescence, mais, au sombre dйsespoir de sa tante, il tombe dans une mйlancolie quil narrive pas malgrй tous ses efforts а masquer. Le sentiment profond par lui cachй avec beaucoup de soin йtait assez bizarre, ce nйtait rien moins que ceci : il йtait au dйsespoir dкtre hors de prison.
Mais lamour physique dans tout cela, que devient-il ?
Il est vrai quen apparence il est absent de loeuvre de Stendhal.
Dans son article sur La Chartreuse, Balzac avait dйjа notй le phйnomиne. La Chartreuse de Parme est plus chaste que le plus puritain des romans de Walter Scott.
Et pourtant le sujet en lui-mкme pouvait paraоtre scabreux puisquil sagissait de lamour incestueux dune belle duchesse pour son neveu. Mais Balzac encore a raison dadmirer : Faire un personnage noble, grandiose, presque irrйprochable dune duchesse qui rend un Mosca heureux et ne lui cache rien, dune tante qui adore son neveu Fabrice, nest-ce pas un chef-doeuvre ?
Certains le soupзonnent davoir йtй un babilan comme Octave de Malivert dont il a racontй les amours malheureuses dans Armance. Cette hypothиse est aujourdhui largement rйfutйe par les historiens littйraires qui en appellent, non sans quelque raison, aux tйmoignages trиs explicites de ses maоtresses, en particulier aux lettres de la comtesse Curial et aux confidences dAlberte de Rubemprй, lesquelles apparemment ne se seraient pas contentйes de lвme.
Ce qui est vrai cest que son extrкme sensibilitй a pu jouer а Stendhal de mauvais tours dans certaines circonstances. Il nous raconte lui-mкme que lors dune dйlicieuse partie de filles organisйe par ses amis а Paris lors de son retour de Milan, laissй seul avec une courtisane dйbutante, la belle Alexandrine, il savйra dйfaillant et fit un fiasco complet parce quil ne pouvait se dйbarrasser du souvenir de Mathilde la bien-aimйe. Doщ sa curiositй pour rechercher les causes des fiascos qui nous vaut un chapitre dans De lamour. Mais il est un peu rapide darguer de ces incidents de parcours que ce subtil analyste de la passion aurait йtй rйduit au platonisme pur.
Pour Stendhal le mythe de Don Juan, son rфle satanique, est йtroitement liй а la morale chrйtienne et aux tabous sexuels quelle a artificiellement imposйs. Pour que le Don Juan soit possible il faut quil y ait de lhypocrisie dans le monde ! Le Don Juan eut йtй un effet sans cause dans lAntiquitй. La religion йtait une fкte, elle exhortait les hommes au plaisir.
Aussi, au dйpart, une grande partie du plaisir quйprouve Don Juan cest de braver lhypocrisie en recherchant des plaisirs cruellement rйprimйs par lInquisition. Le sentiment du danger et celui du pйchй se conjuguent pour augmenter le plaisir.
Stendhal nous rapporte joliment cette anecdote dune princesse italienne du XVIIe siиcle qui disait en prenant une glace avec dйlices le soir dune journйe fort chaude : quel dommage que ce ne soit pas un pйchй. Ici le risque de la damnation nest pas seulement acceptй, il est souhaitй.
Il est intйressant de comparer la faзon remarquablement pudique dont Stendhal parle de lamour dans ses romans et le ton volontiers direct et mкme cru quil emploie dans ses lettres ou dans son journal. Par exemple : Quil y a loin de lа aux grandes lettres que jinventais а Vienne en 1809, ayant une vйrole horrible, le soin dun hфpital de quatre mille blessйs ... une maоtresse que jenfilais et une maоtresse que jadorais.
Aussi dans loeuvre romanesque lauteur a-t-il fait un choix esthйtique et moral. A tort ou а raison, mais consciemment, Stendhal a proscrit le langage ordinaire dHenri Beyle. Il refuse par un йvident parti pris de nous parler autrement que par ellipse de cet amour que lon nomme physique, alors que dans ses йcrits intimes il semble au contraire prendre parfois un malin plaisir а scandaliser par son vocabulaire de corps de garde.
En vйritй le ton faussement dйsinvolte de ses lettres ne doit pas faire illusion. Sil use de mots crus et joue les cyniques, cest pour prйserver sa rйputation desprit fort et se protйger contre les railleries de ses amis. Mais il force son talent et, paradoxalement, le vrai Stendhal nest pas celui de la vie courante, le correspondant de Mйrimйe, cest celui de ses romans, pour qui la pudeur est la mиre de la plus belle passion du coeur humain, lamour, et qui йcrit а la fin de sa vie : Je ne me souviens, aprиs tant dannйes et dйvйnements, que du sourire de la femme que jaimais.
Cest parce quil se fait une trиs haute idйe de lamour quil a peur de le rabaisser en parlant -mal - de ses manifestations physiques. Non quil en mйconnaisse limportance, mais parce quil apprйhende une maniиre de fiasco littйraire. Nest-ce pas cette crainte quil veut exprimer aussi dans Henri Brulard lorsque revient sous sa plume а plusieurs reprises cette idйe de la difficultй dйcrire : On gвte des sentiments si tendres а les raconter en dйtail.
Labsence de toute allusion а une technique physique de lamour dans les romans de Stendhal nempкche pas la prйsence dun йrotisme diffus qui se nourrit dun geste, dun regard, dun parfum, de lйclat soudain dun bras nu ou dune йpaule dйcouverte. Cette prйsence secrиte na pas йchappй а Andrй Malraux qui observe а propos de lindividualisation de lйrotisme dans une prйface а Lamant de lady Chatterley : Le livre parfait de la fin du XIX siиcle, en ce domaine, eыt йtй un supplйment au Rouge et Noir oщ Stendhal nous eыt dit comment Julien couchait avec Mme de Rйnal et Mathilde de La Mole, et la diffйrence des plaisirs quils y prenaient tous les trois.
Lйrotisme naоt moins de la prйcision de la description que du choix de quelques dйtails significatifs et surtout de latmosphиre crййe par le romancier. Il suggиre par exemple que Mme de Rйnal est frigide avant de connaоtre Julien. Mariйe а seize ans, elle navait de sa vie йprouvй ni vu rien qui ressemblвt le moins du monde а lamour ... Ce nйtait guиre que son confesseur qui lui avait parlй de lamour, а propos des poursuites de M. Valenod et il lui en avait fait une image si dйgoыtante que ce mot ne lui reprйsentait que lidйe du libertinage le plus abject. Aprиs la premiиre nuit passйe avec Julien, cest la rйvйlation soudaine, fulgurante : Quand il restait а Mme de Rйnal assez de sang-froid pour rйflйchir, elle ne revenait pas de son йtonnement quun tel bonheur existвt et que jamais elle ne sen fыt doutйe.
Pourtant dans ce domaine, Stendhal naccentue pas le trait.
Par exemple la scиne fameuse oщ, sous le tilleul, Julien entreprend un soir pour la premiиre fois sa tentative de sйduction est un chef-doeuvre de sensualitй diffuse, bien que le seul objectif de lassaut soit de prendre dans lobscuritй la main de Mme de Rйnal et de la garder. Mais lйmotion vient de lacuitй du danger et de limportance de lenjeu : Au moment prйcis oщ dix heures sonneront, jexйcuterai ce que pendant toute la journйe je me suis promis de faire ce soir, ou je monterai chez moi me brыler la cervelle.
Alors que Mme de Rйnal est tout de suite prise par sa passion sans arriиre-pensйe, sinon sans jalousie et sans remords, alors quelle se donne totalement, corps et вme, et quelle y trouve un bonheur dont elle navait jamais rкvй, а tel point quil lui arrive de dйsarmer la terrible mйfiance de Julien, il nen va pas de mкme avec laltiиre Mathilde, dont lorgueil livre un combat de chaque instant avec lamour.
Il sagit davantage chez elle dun amour de tкte, et lorsquelle invite Julien а monter dans sa chambre par lйchelle du jardinier, cest une йpreuve quelle lui inflige pour mesurer sa force de caractиre - elle a dйcidй que sil ose arriver jusquа elle au pйril de sa vie elle se donnerait а lui -, mais en tenant parole elle croit accomplir un devoir, et le plaisir nest pas а ce rendez-vous glacй : Cйtait а faire prendre lamour en haine.
Bien que Stendhal, une fois de plus, soit trиs discret sur le comportement des amants au cours de cette nuit (Mathilde finit pas кtre pour [Julien] une maоtresse aimable), il prйcise qua la vйritй ces transports йtaient un peu voulus, suggйrant quelle reste froide et quelle aussi йtait probablement frigide. Ce qui conduit Julien а sinterroger sur cette attitude et а la comparer avec celle de Mme de Rйnal : Aucun regret, aucun reproche ne vinrent gвter cette nuit qui semble singuliиre plutфt quheureuse а Julien. Quelle diffйrence, grand Dieu ! avec son dernier sйjour de vingt-quatre heures а Verriиres ! Les belles faзons de Paris ont trouvй le secret de tout gвter, mкme lamour, se disait-il dans son injustice extrкme. Quant а Mathilde, la premiиre exaltation passйe, elle tombe dans la plus extrкme dйception. Il ny eut rien dimprйvu pour elle dans tous les йvйnements de la nuit, que le malheur et la honte quelle avait trouvйs au lieu de cette entiиre fйlicitй dont parlent les romans.
Cest dans cette insatisfaction du corps et de lesprit quil faut rechercher la raison des volte-face de Matilde, au cours des jours suivants, de son dйsarroi et de ses fureurs, de cette imagination renversйe qui opиre comme une cristallisation а rebours et qui ne voit quobjet de mйpris lа oщ elle dйcouvrait la veille de suprкmes mйrites. A quoi sajoute son orgueil de classe un moment oubliй : elle a honte de sкtre livrйe au premier venu а un petit abbй, fils dun paysan. Doщ la tendre et cruelle guerre que se mиnent les deux amants, le terrible dйsespoir de Julien (Un des moments les plus pйnibles de sa vie йtait celui oщ chaque matin, en sйveillant, il apprenait son malheur) - il pense mкme а se donner la mort - les rйconciliations suivies de nouvelles tempкtes, comme cette nuit oщ il prend lйchelle pour monter jusquа sa fenкtre et se jeter dans sa chambre : Cest donc toi, dit-elle en se prйcipitant dans ses bras ... Toujours fidиle а son parti pris de discrйtion dans ces circonstances, Stendhal fait suivre cette phrase dune ligne de points de suspension et se borne а remarquer : Qui pourra dйcrire lexcиs du bonheur de Julien ? Celui de Mathilde fut presque йgal. Presque. Encore une de ces notations brиves qui contribuent а expliquer le comportement du personnage. Car Mathilde se dйrobe а nouveau, jusquau jour oщ la jalousie lui fait prendre conscience de la rйalitй de sa passion et la ramиne а son amant devant qui elle tombe йvanouie : La voilа donc, cette orgueilleuse, а mes pieds se dit Julien.
Dans La Chartreuse de Parme il ny a pas de rиglement de compte de cette nature entre Fabrice et Clйlia - car lun et lautre appartiennent а la mкme classe -, mais on retrouve dans la peinture de leurs amours la mкme extrкme pudeur. Quand Clйlia, folle dinquiйtude, voit dans sa prison Fabrice, quon se prйpare - elle le sait - а empoisonner, et quelle se donne а lui pour la premiиre fois, Stendhal se borne а dйcrire la scиne en ces termes : Elle йtait si belle, а demi vкtue, et dans cet йtat dextrкme passion, que Fabrice ne put rйsister а un mouvement presque involontaire. Aucune rйsistance ne lui fut opposйe. Discret et complice, le romancier sefface devant ces moments de bonheur fou.
Comme il sefface vers la fin du roman lorsque Fabrice, aprиs avoir йtй si longtemps et si cruellement sйparй de celle quil aime - elle a йtй contrainte dйpouser le marquis Crescenzi -, reзoit un jour un billet de Clйlia lui donnant rendez-vous а minuit devant une porte dйrobйe du palais. Clйlia perdue et enfant retrouvй. Clйlia dont il a tant rкvй et dont la voix chиre sortie de lombre lui murmure soudain ces simples mots : Entre ici, ami de mon coeur.
Et Stendhal : Nous demanderons la permission de passer sans dire un mot sur un espace de trois annйes.
Pourtant, malgrй cette dйrobade, la charge sensuelle demeure forte chez Stendhal, mкme si elle nest йvoquйe que par les pieds nus de la comtesse Curial, la main de Mme de Rйnal, les йpaules de Mme de Chasteller ou lappel de Clйlia dans la nuit. Au moment oщ Fabrice, de la fenкtre de sa prison, apparaоt а Clйlia qui se trouve dans la cour de son palais, il remarque quelle rougissait tellement que la teinte rose sйtendait rapidement jusque sur le haut des йpaules et cela suffit а le remplir despoir.
Cest encore une des singularitйs de Stendhal que ce romancier de la chasse au bonheur ait йtй hantй toute sa vie par lidйe de la mort.
La mort, il en fait la cruelle expйrience dиs lвge tendre. Elle le frappe enfant а travers les siens. Il perd sa mиre, on le sait, alors quil a sept ans et ce coup du destin le bouleverse. A tel point quon peut dire quil y a eu deux pйriodes dans sa vie affective : avant la mort de sa mиre et aprиs.
De 1828 а 1840 toutefois il nйtablit pas moins de trois douzaines de testaments. La vieillesse le hante autant que la mort et il nous raconte au dйbut dHenri Brulard comment, sapercevant quil va avoir bientфt cinquante ans, il inscrit cette constatation а lintйrieur de sa ceinture. Simple originalitй sans signification? La pudeur lempкche den dire plus mais son cousin Romain Colomb parle pour lui : Cette dйcouverte laffligea comme aurait pu le faire lannonce inopinйe dun malheur irrйparable. Ses romans aussi : Le comte [Mosca] avait atteint la cinquantaine. Cest un mot bien cruel et dont peut-кtre un homme йperdument amoureux peut sentir tout le retentissement.
En dehors des deuils personnels sa premiиre enfance est marquйe par les violences de lйpoque rйvolutionnaire et sa jeunesse par les guerres de lEmpire. La mort, il la voit nue sur les champs de bataille de lEurope : villes incendiйes, ventre ouvert des chevaux, blessйs brыlйs vivants, cadavres dйfigurйs des soldats sur lesquels passent les voitures ou que lon jette dans la riviиre.
Pourtant, mкme а la guerre, le touriste ne perd pas ses droits. Prиs dEnns, un incendie lui arrache cette notation dans son journal : A cela prиs lincendie йtait superbe. A Neubourg il marque encore : Le tout formait un paysage superbe. Mкme curieuse joie de Fabrice а Waterloo : Fabrice йtait encore dans lenchantement de ce paysage curieux.
Les rйflexions sur la beautй des incendies ou le spectacle insolite de la canonnade pourraient apparaоtre comme un divertissement grauit desthиte, si elles ne dйnotaient pas au contraire une volontй de distanciation par rapport а la guerre et а ses horreurs qui ont profondйment marquй Stendhal. Le goыt du beau lui sert ici de thйrapeutique, cest un moyen doublier la mort, la peur de la souffrance qui mиne а la mort, et la peur den avoir peur.
Selon Mйrimйe, Stendhal naimait pas а parler de la mort, la tenant pour une chose sale et vilaine plutфt que terrible.Dans Rome, Naples et Florence, lйcrivain lui-mкme dit quelle est un scandale abominable, et il note dans son journal : La pilule de la mort est amиre, il faut que lorgueil la cache, adoucisse le goыt. En faisant appel а lhumour par exemple. Il aime а citer le mot du chevalier de Champcenetz, demandant au pied de lйchafaud en 1794 si on ne pourrait pas se faire remplacer. Et dans sa prison Julien Sorel se souvient de cet autre mot de Danton que lui avait rapportй le comte Altamira : Cest singulier, le verbe guillotiner ne peut pas se conjuguer а tous les temps. On peut bien dire : je serai guillotinй, tu seras guillotinй, mais on ne dit pas : jai йtй guillotinй.
Puisquil nest au pouvoir de personne dйchapper а la loi commune, du moins Stendhal nous explique-t-il - il a vingt et un ans - la mort qui lui paraоt la plus convenable, la plus propre, cest celle oщ le corps ne triomphe point, qui se passe simplement, sans souffrance, dans un beau paysage. Celle de Brutus par exemple, telle que la conte Plutarque : Sa mort prиs de cette petite riviиre aux abords trиs йlevйs en-delа de ces grands arbres, sous le ciel trиs йtoilй de la Macйdoine, prиs de cette grande roche oщ il sйtait assis dabord, est la plus touchante pour moi de toutes celles que je connais. Elle a quelque chose de divin. Le corps ny triomphe point. Cest une вme dange qui abandonne un corps sans le faire souffrir. Elle senvole.
Tout se passe comme si Stendhal, dans son oeuvre romanesque, avait dйcidй de mettre entre parenthиses cette inconvenance, cette grossiиretй : la mort.
Il refuse de la dйcrire et lexclut de son univers crйateur. Ne pouvant la supprimer, il la sublime pour lexorciser. Sans doute tous ses hйros meurent jeunes, presque toujours tragiquement, ou se laissent-ils mourir sils ne se retirent pas dans une chartreuse. Mais cette sortie de scиne est discrиte, comme dйsincarnйe, tout se passe simplement, mкme sil sagit dune exйcution capitale, proprement, poйtiquement: cest leuthanasie littйraire qui est la maniиre de Stendhal de se rйvolter contre la mort.
A lopposй du christianisme, la volontй paпenne de Stendhal dexorciser la mort, au point mкme parfois den faire une fкte, apparaоt avec йclat dans toute son oeuvre romanesque, par un phйnomиne de compensation en rupture avec la rйalitй.
Dans Armance, le suicide dOctave de Malivert, qui dйnoue la tragйdie, est sans doute le plus caractйristique de cette euthanasie littйraire. Sa mort est voulue, elle est douce, belle, exempte de souffrance, elle se passe au large de la Grиce dans une nuit constellйe dйtoiles : Jamais Octave navait йtй sous le charme de lamour le plus tendre comme dans ce moment suprкme ... Un mousse du haut de la vigie cria : Terre ! Cйtait le sol de la Grиce et les montagnes de la Morйe que lon apercevait а lhorizon. Un vent frais portait le vaisseau avec rapiditй. Le nom de la Grиce rйveilla le courage dOctave ; Je te salue, se dit-il, ф terre des hйros ! et а minuit le 3 mars, comme la lune se levait derriиre le mont Kalos, un mйlange dopium et de digitale prйparй par lui dйlivra doucement Octave de cette vie qui avait йtй pour lui si agitйe. Au point du jour on le trouva sans mouvement sur le pont, couchй sur quelques codages. Le sourire йtait sur ses lиvres et sa rare beautй frappa jusquaux matelots chargйs de lensevelir.
Octave a choisi sa mort, mais non pas Bйatrix Cenci, elle, puisque meurtriиre de son pиre pour sauver son honneur, elle est atrocement torturйe avant dкtre conduite au supplice. Voici pourtant en quels termes Stendhal dйcrit son enterrement : A neuf heures et quart du soir, le corps de la jeune fille recouvert de ses habits et couronnй de fleurs avec profusion, fut portй а Saint-Pierre in Montorio. Elle йtait dune ravissante beautй; on eыt dit quelle dormait... Avec parfois, mкme dans les moments les plus tragiques, un clin doeil au lecteur : Pendant quon mettait en ordre la mannaja pour la jeune fille, un йchafaud chargй de curieux tomba et beaucoup de gens furent tuйs. Ils parurent ainsi devant Dieu avant Bйatrix.
Voici maintenant Julien Sorel, alors quil est dans lantichambre de la mort et quil connaоt enfin, nous lavons vu, le bonheur et lamour. Quand il entre dans la salle oщ on va le juger, ce qui le frappe cest lйlйgance de larchitecture. Et le jour de son exйcution marcher au grand air fut pour lui une sensation dйlicieuse. Jamais cette tкte navait йtй aussi poйtique, nous dit Stendhal, quau moment oщ elle allait tomber. Les plus doux moments quil avait trouvйs jadis dans les bois de Vergy revenaient en foule а sa pensйe et avec une extrкme йnergie. Tout se passa simplement, convenablement et de sa part sans aucune affectation.
Tout se passa simplement. Sauf pour Mathilde (merveilleuse Mathilde aussi) qui suivit Julien jusquau tombeau quil sйtait choisi, une petite grotte de la grande montagne dominant Verriиres - on voit le symbole - et а linsu de tous, seule sa voiture drapйe porta sur ses genoux la tкte de lhomme quelle avait tant aimй. Tout se passa simplement pour Mme de Rйnal qui fut fidиle а la promesse quelle avait faite : Elle ne chercha en aucune maniиre а attenter а sa vie. Mais trois jours aprиs Julien, elle mourut en embrassant ses enfants.
Il faut un trиs grand talent а Stendhal pour faire de dйnouement sanglant - par une йtrange alchimie qui transforme la souffrance en joie, lamertume en douceur - un poиme а la gloire de ses hйros, une espиce de tragйdie optimiste oщ lon oublie la mort pour ne retenir que leur noblesse retrouvйe. Tels quen eux-mкmes enfin...
Mais cest peut-кtre dans La Chartreuse de Parme que le romancier porte а un point de perfection cette euthanasie littйraire. Clйlia ne survйcut que de quelques mois а ce fils si chйri mais elle eut la douceur de mourir dans les bras de son ami. Trop amoureux et trop croyant pour avoir recours au suicide, car il espиre retrouver Clйlia dans un meilleur monde, Fabrice se retire а la chartreuse de Parme mais ny passe quune annйe. Gina, devenue comtesse Mosca, rйunit toutes les apparences de bonheur mais de survit que fort peu de temps а Fabrice. Et cest la conclusion fameuse du roman : Les prisons de Parme йtaient vides, le comte immensйment riche, Ernest V adorй de ses sujets qui comparaient son gouvernement а celui du prince Eugиne.
Tout continue. La mort engendre la vie. Peut-кtre le monde marche-t-il vers plus de bonheur. La tragйdie se termine comme une histoire de fйes douce-amиre, а mi-chemin de la nostalgie et de lironie. Voilа comment sans кtre dupe, le romancier sublime la rйalitй et perpйtue par un chef-doeuvre la destinйe de ses hйros.
En supprimant ainsi de sa crйation la mort dans ce quelle a dhorrible а ses yeux, Stendhal supprime du mкme coup une autre ennemie : la vieillesse. Julien, Fabrice, Octave, Clйlia, Mme de Rйnal meurent а la fleur de lвge, dans tout lйclat de leur jeunesse et de leur beautй, quand leur amour est а son zйnith. Ils ne connaоtront ni lusure de la passion ni le naufrage de la vieillesse. Une vieillesse qui au dйbut du XIXe siиcle commence а cinquante ans et mкme avant pour les femmes : il suffit, pour sen convaincre, de relire par exemple La Femme de trente ans de Balzac.
On comprend que Stendhal qui met Shakespeare au-desus de tout, nourrisse une tendresse particuliиre pour Romйo et Juliette : cette histoire damour fou atteint un point de perfection dans la mesure prйcisйment oщ les hйros sont frappйs en pleine jeunesse, au paroxysme dune passion qui, par suite de leur diaparition mкme, restera intacte йternellement, miraculeusement prйservйe des injures du temps. Cest lamour et la mort qui vont ici de conserve.
Permettez-moi, et ce sera ma conclusion, dessayer de dire limpression que me donnent les romans de Stendhal.
Eh bien ! malgrй lhйcatombe du dernier acte, on ne ressent pas, а la lecture de ses romans, un sentiment dabattement ou de dйsespoir. Cest encore une singularitй de cet йcrivain singulier.
Et pourtant !
Les personnages de Stendhal, je lai dйjа soulignй, meurent en pleine jeunesse et souvent de mort violente. Julien sur lйchafaud, Fabrice dans une chartreuse, Lamiel en prison, Octave de sa propre main au lendemain de sa nuit de noces et, dans Les Chroniques italiennes, suivant la rйflexion de lauteur, le hйros finit ordinairement par кtre dйcapitй.
Leurs amours sont presque toujours malheureuses ou se heurtent а des obstacles meurtriers. Julien est exйcutй pour avoir tirй а coups de revolver sur celle quil aime, Clйlia est contrainte par les conventions sociales dйpouser un homme quelle naime pas. Follement amoureux et follement aimй Octave est impuissant а consommer son mariage. Lamiel la rйvoltйe trouve la mort dans un incendie avec le compagnon daventure quelle sest choisi, bandit de grand chemin. Dans Le Rouge et le Noir et La Chartreuse de Parme, comme dans Les Chroniques italiennes, la prison et cet autre espace clos quest le couvent jouent un rфle essentiel.
Voilа bien une йtrange prйdilection, dira-t-on, chez un йcrivain, qui affiche son goыt pour la chasse au bonheur.
Mкme sil choisit comme hйros des кtres dexception dans des situations elles-mкmes exceptionnelles - il nest pas donnй а tout le monde heureusement de finir sur lйchafaud -, la vie est suffisamment tissйe de drames quotidiens pour justifier sa dйmarche. Dautant plus que, quelque belle que soit la comйdie le dernier acte est toujours sanglant, comme le note Pascal. Il ny a donc pas chez Stendhal un parti pris de noircir la vie mais la volontй den montrer le caractиre dramatique en partant de faits rйels.
Cest lа quintervient ce que lon pourrait appeler la grвce de lalchimie stendhalienne, la tragйdie reste optimiste а cause sans doute de ce quelle recиle de confiance en lhomme.
On regrette la mort de ces hйros rкveurs, tendres et violents, mais on est heureux de les avoir connus. Les prudents ont durй, les passionnйs ont vйcu, remarquait un moraliste du XVIIIe siиcle. Julien, Fabrice, Lucien, chacun dans son registre particulier, ont eu une vie brиve mais pleine, ardente, gйnйreuse et, au-delа des diffйrences de situation, ils ont en commun de pouvoir se dire au moment du bilan quils nont pas а avoir honte deux-mкmes. Si on sen tient aux normes de la rйussite banale, ils ont connu lйchec - Julien ne sera quun instant comte de la Vernaye, Fabrice ne deviendra pas un haut dignitaire de lEglise et Lucien ne succйdera pas а son pиre, banquier puissant -, mais les compromissions de la sociйtй nauront pas de prise sur eux. Ils resteront intacts, libres de toute ambition subalterne.
Dans les circonstances les plus tragiques, ils йchappent au dйsespoir par leur curiositй de la vie, la violence de leur passion, leur amour du beau et cette aptitude au bonheur qui est une forme de lйnergie vitale mais qui a naturellement pour revers une йgale vulnйrabilitй а la souffrance. Ainsi chez Stendhal mкme la souffrance est-elle tonique. Elle est un moment de la vie, mais non pas sa condamnation. Elle est souvent en amour la ranзon inйvitable du bonheur.
Andrй Gide remarquait quil ne suffit pas de bons sentiments pour faire de la bonne littйrature. En quoi, sil avait en vue la littйrature йdifiante, il avait parfaitement et totalement raison. Stendhal semble pourtant lui donner tort car ses hйros sont habitйs par les bons sentiments.
A condition de sentendre sur la signification du mot et de navoir pas peur de ceux par qui le scandale arrive, les critиres stendhaliens risquant en effet de choquer quelque peu les amateurs de vertus ordinaires. comme nous en prйvient ironiquement lauteur, dans lavertissement de La Chartreuse de Parme : Javouerai que jai la hardiesse de laisser aux personnages les aspйritйs de leurs caractиres; mais en revanche, je le dйclare hautement, je dйverse le blвme le plus moral sur beaucoup de leurs actions ... Cette histoire nest rien moins que morale et maintenant que vous vous piquez de puretй йvangйlique en France, elle peut vous procurer le renom dassassin.
Souvenons-nous. Par amour dune belle duchesse et de la Rйpublique, un poиte carbonaro tue le prince de Parme. Un plйbйien rйvoltй abandonne sa femme et blesse sa maоtresse а coups de revolver. Un Premier ministre conspire contre son roi pour plaire а celle quil aime. Un jeune prкtre simoniaque commet le pйchй de chair avec une marquise mal mariйe. Une patricienne romaine devient meurtriиre de son pиre qui a abusй delle. Sans faillir apparemment а lhonneur, le fils dun banquier exйcute les basses besognes dun ministre de Louis-Philippe. Pour ne rien dire de la duchesse de La Chartreuse, un peu incestueuse, et de labbesse de Castro un tout petit peu enceinte.
On pourrait croire quil sagit des vagabondages dune imagination dйpravйe si le romancier navait pas empruntй ses sujets а la Chronique historique ou а la Gazette des tribunaux. Quoi quil en soit, il y a lа, reconnaissons-le, de quoi soulever dune juste indignation les prкtres de la morale traditionnelle.
Pourtant nous sommes а lopposй du roman noir.
En fait, ces personnages apparemment scandaleux sont des femmes et des hommes dhonneur et la bassesse leur est йtrangиre. Ils ont lhypocrisie en horreur et sont prкts а sacrifier intйrкt, fortune, ambition а lamitiй, а lamour ou mкme а une certaine idйe quils se font deux-mкmes.
A la fin du Rouge et Noir, quand son confesseur vient demander au hйros de se convertir avec йclat, car ce serait un moyen sыr dobtenir sa grвce, il sattire cette fiиre rйponse du condamnй а mort qui ne veut pas devoir son salut au mensonge : Et que me restera-t-il, rйpondit froidement Julien, si je me mйprise moi-mкme ? ... Je me ferais fort malheureux si je me livrais а quelque lвchetй.
A Sainte-Beuve, qui estimait que La Chartreuse йtait un livre immoral, on opposera le jugement de ceux qui avec plus de raison croient distinguer dans loeuvre stendhalienne une ligne de partage trиs nette entre le bien et le mal, les hйros se situant du cфtй de la vertu, mкme sil sagit, je lai dйjа notй, dune vertu singuliиre et scandaleuse. Se foutre complиtement de tout, exceptй de sa propre estime. Cette exigence souvent exprimйe par lauteur est perceptible chez tous ses hйros, pour peu quon gratte au-delа de lйpiderme. Cest ainsi que le philosophe Alain remarque: Comme si dans les trois fameux romans, et partout, le bien et le mal nйtaient pas sйparйs comme le ciel et lenfer, et comme si Julien Sorel nйtait pas au ciel, au lieu que lhypocrite Tambeau est lenfer mкme !
Encore un trait spйcifique а Stendhal : ce psychologue expert dans lexploration du coeur humain ne craint pas de nous ramener а ce quil considиre comme le choix dйcisif : кtre ou ne pas кtre un salaud. En vertu de ce manichйisme qui йchappe lui aussi au manichйisme ordinaire - de mкme que sa conception de la vertu se situe au-delа du bien et du mal -, les personnages de ses romans se partagent en deux grandes familles : ceux qui ont lвme noble et les autres. Mais ce que Paul Valйry disait de la bкtise, Stendhal aurait pu le dire de lignoble : ce nйtait pas son fort. Il ne se complaоt pas dans la peinture des fripouilles et des mйdiocres et en cela il est lopposй du naturalisme et mкme loin de Balzac ou de Flaubert. Il se contente dexйcuter dun mot ces fвcheux, mais а lйvidence il supporte mal leur compagnie et prйfиre retourner le plus possible а ses chers happy few.
Stendhal est nй trop tфt, assez cependant pour savoir comme Saint-Just quavec la Rйvolution franзaise le bonheur est devenu une idйe neuve en Europe. Si cette grande espйrance va au rythme de lHistoire, cest-а-dire а pas lents, si la Rйpublique des sans-culottes, victorieuse des princes а Valmy, a dйbouchй sur lEmpire et la monarchie de Juillet, il nen reste pas moins au fond du coeur fidиle а ses premiиres amours jacobines. Sil sintйresse а la politique, lui lйgotiste, cest parce quil la considиre comme une technique de la recherche du bonheur en sociйtй, du bonheur pour le plus grand nombre. Les temps ne sont pas encore venus et le siиcle est celui de largent roi qui йrige de nouveaux empires et emprisonne les вmes. Mais Stendhal na jamais oubliй les enthousiasmes de sa jeunesse et il йcrit en 1837 а lвge de cinquante-quatre ans : Que le lecteur sil a moins de cinquante ans veuille bien se figurer, daprиs les livres, quen 1794, nous navions aucune sorte de religion; notre sentiment intйrieur et sйrieux йtant tout rassemblй dans cette idйe : кtre utile а la patrie... Dans la rue nos yeux se remplissaient de larmes en rencontrant sur le mur une inscription en lhonneur du jeune tambour Bara !...
Lindividu peut aller а la chasse au bonheur et le trouver un moment dans lamour ou le plaisir, celui des sens, celui que donne le rкve, les arts, la musique, la rencontre avec un paysage sublime ou la compagnie des вmes sensibles. Mais ce bonheur a ceci de singulier quil ne peut jamais totalement ignorer le monde extйrieur ni supporter linjustice qui frappe les autres. Ainsi Fabrice dans La Chartreuse alors quil vient de connaоtre auprиs du lac Majeur un moment de joie privilйgiй, sinterroge sur les faveurs dont il bйnйficie de la part du tyran de Parme. Bien quil sefforce de plaider sa cause en jouant les cyniques : Puisque ma naissance me donne le droit de profiter de ces abus, il serait dune indigne duperie а moi de nen pas prendre ma part, il le fait sans conviction et le charme est rompu : Ces raisonnements ne manquaient pas de justesse; mais Fabrice йtait bien tombй de cette йlйvation de bonheur sublime oщ il sйtait trouvй transportй une heure auparavant. La pensйe du privilиge avait dessйchй cette plante toujours si dйlicate quon nomme le bonheur.
Cette plante si dйlicate quon nomme le bonheur. Elle ne tolиre pas lexistence de linjustice. Elle se dessиche si elle ne fleurit pas aussi pour les autres. Nest-ce pas lа un curieux йgotisme chez un homme а ce point йtranger а lidйe de Dieu, conscient de la fuite du temps, avide de jouir des plaisirs terrestres et de cueillir le bonheur quand il passe.
La vie senfuit, ne te montre donc point si difficile envers le bonheur qui se prйsente, hвte-toi de jouir. Curieux йgotisme qui se laisse sйduire par laride philosophie de lutile et ne peut supporter de fonder sa propre rйussite sur le malheur dautrui : Il avait en exйcration, dit-il de Fabrice, de faire le malheur dun кtre quelconque, si peu estimable quil fыt.
Stendhal est un йcrivain qui interpelle lavenir. Sil est а contre-courant de son temps, au lendemain de lйcroulement des rкves de 1789, cest quil est en avance sur lui et quil se trouve, pour reprendre un mot dAragon, dans la lumiиre de lhistoire.
Dйjа il faisait scandale dans le salon de la comtesse Daru oщ on le regardait, dit-il comme on regarde un baril de poudre, sans doute parce que ses idйes sur la politique, la royautй, la religion, la morale composaient un mйlange quon pourrait qualifier dexplosif. On ne sйtonnera pas que Metternich, dont la police le filait, lait jugй indйsirable а Trieste. Non pas quHenri Beyle ait vraiment conspirй. Mais aux hommes du pouvoir ses idйes apparaissaient, non sans quelque raison, comme subversives.
Fonctionnaire royal а Civitavecchia, il ignore lobligation de rйserve des diplomates au point deffrayer parfois ses interlocuteurs : Il veut parler librement, constate lun dentre eux, les pauvres Romains, qui ont une peur horrible de se compromettre ... se bouchent les oreilles et senfuient. Il pressent que la monarchie de Juillet sera passagиre et le dit : Combien de temps encore croyez-vous pouvoir arrкter ce torrent ?
Contre lhypocrisie de la morale rйgnante il ne perd pas une occasion de rйhabiliter la sensualitй, au risque de choquer les gardiens de la vertu : Je soigne mes plaisirs, dit le marquis de La Mole, et cest ce qui doit passer avant tout, du moins а mes propres yeux.
Dans Souvenirs dйgotisme Stendhal nous livre cette confidence fort immorale : M. de la Fayette, dans cet вge tendre de soixante-quinze ans, a le mкme dйfaut que moi. Il se passionne pour une jeune Portugaise de dix-huit ans qui arriva dans le salon de M. de Tracy, oщ elle est lamie de ses petites-filles ... Sa gloire europйenne, lйlйgance fonciиre de ses discours ... Ses yeux qui saniment dиs quils se trouvent а un pied dune jolie poitrine tout concourt а lui faire passer gaiement ses derniиres annйes.
Il y a lа, reconnaissons-le, de quoi faire frйmir dindignation ou denvie les apфtres de la philosophie du dйsenchantement. Mais Stendhal, si sensible pourtant au tragique de la vie, refuse le gйmissement perpйtuel. Il le juge inconvenant et ridicule.
Sil na pas le sens du pйchй, il a par contre celui du devenir historique. Je serai lu en 1930, avait-il pronostiquй, et il voyait juste. Cest parce quil a compris profondйment son temps quil est devenu un йcrivain de tous les temps. Ce qui est admirable chez lui cest cette prescience qui le conduit, comme le remarque Nietzsche, а кtre si fort en avance sur son йpoque, а plaider pour la libйration de la femme а un moment oщ les femmes elles-mкmes y pensent peu, а entrevoir quun jour la peine de mort sera abolie, а dйnoncer la tyrannie de largent, а se faire, lui lйgotiste, le dйfenseur de cette morale simple qui nappelle vertu que ce qui est utile aux hommes, а annoncer les exigences et les tempкtes des temps modernes. Comme le dit labbй Blanиs а Fabrice : Tвche de gagner de largent par un travail qui te rendre utile а la sociйtй. Je prйvois des orages йtranges; peut-кtre dans cinquante ans ne voudra-t-on plus doisifs. Et comme le note lйcrivain lui-mкme : Les riches devront bientфt chercher leur sйcuritй dans labsence de dйsespoir chez les pauvres.
Pour toutes ces raisons et pour quelques autres, parce quil rejette la tyrannie et lobscurantisme, parce quil rкve les yeux ouverts, parce quil a cette allиgre insolence qui devient une vertu quand elle sadresse aux puissants, parce quil croit en lhomme sans кtre dupe, parce quil sintйresse aux autres sans ostentation, parce que ce dilettante ne cesse dкtre hantй par la recherche du bonheur pour le plus grand nombre, parce quil aspire а des temps nouveaux, parce que sa peinture du tragique de la vie йchappe au scepticisme et au dйsespoir, Stendhal me paraоt appartenir, comme lobservait Hugo а propos de Balzac а la forte race des йcrivains rйvolutionnaires.